La bibliothèque municipale d'Ambérieu en Bugey se nomme « La Grenette ». Depuis un an cette petite bête me trotte dans la tête ; c'est une martre, une fouine, une civette, la genette. Il faut qu'elle sorte, elle a déjà trop hiberné cette zibeline.
Mais je prends martre pour renard car c'est de grenier et de grain qu'il s'agit.
Si vous me dites « grenier », je fonds, je bachelardise, je plonge tout entière au fond de l'armoire, l'immense armoire Louis Philippe (elle est maintenant dans ma chambre et je l'ai repeuplée de dentelles, d'herbes sèches, de mouchoirs brodés, de mille boîtes précieuses, de draps, de beau linge, de savons, de parfums) qui occupait dans mon enfance tout le fond du grenier de l'ancienne auberge du dix-septième siècle que nous habitions en Anjou. Le bas de l'armoire contenait :
- des métrages de soie naturelle rose-saumon destinée à la lingerie taillée, cousue, brodée par ma mère pour les châtelaines de l'endroit et pour nous, dans les restes.
- un plein carton de photos de famille depuis mes arrières grands-pères Deseuche et Alanic
- une valise de lettres de ma mère et de ses amies pendant les vingt ans qu'elle avait passés en sanatorium à Roscoff parmi les sœurs Dominicaines et de Saint Vincent de Paul, chez la comtesse de... bienfaitrice. Brûlées depuis, les lettres. Elle les a brûlées de peur qu'on les lise. (C'était déjà fait depuis l'âge de neuf ans). Elle est très secrète, ma mère.
- une étoile en ivoire pourvue d'un ruban et d'un médaillon d’ange au centre. On la suspendait aux berceaux au fur et à mesure des naissances avec un gros nœud de satin beurre.
- une volumineuse rose des sables et un scorpion de vingt centimètres, articulé, sec, rapportés par mon père de ses campagnes maghrébines avant guerre quand il était Zouave, très beau jeune homme au sourire doux, triste (un enfant) avec sa chéchia, sa fourragère et son pantalon rouge. Comme il l'a aimé, le Maghreb ! Comme il a rêvé toute sa vie d'y retourner sans pouvoir le réaliser.
Plus haut, sur les étagères inaccessibles à ma taille, je ne saurai jamais ce qu'il y avait. Si ! Du tilleul séchant sur un rectangle de toile à matelas et, au-delà, le mystère définitif...
Quand on fermait ses portes, l'armoire criait, arthritique. Elle n'est toujours pas guérie.
Le grenier, vaste, sentait la poussière chaude. On marchait sur des carreaux de terre cuite rose, non vernis, descellés. On entendait les bruits du dehors comme du fond d'un aquarium. Là, le comble du bonheur était la pluie ou l'orage. Justement, le comble du bonheur ne peut être que sous les combles.
Votre grenette qui me trottine dans la tête a une solide charpente de châtaignier qui sent la feuille morte les jours de pluie. Forcément. Le grain. Vous savez comme moi ce que sont les tas de blé mis à l’abri. L'odeur ? La consistance du grain quand on se couche dessus ? Ah ! Je comprends les souris, le plaisir d'une souris qui déboule !
Et comme c'est doux du grain qui coule à pleines mains !
On dirait du talc, de l'eau tiède. Le meilleur encore est la douche de grains : faire une bataille de grains, s'en jeter sur la tête, partout, le plus possible, jusqu'à ce qu'un adulte s'inquiétant de vos rires, du pas de la porte, explose : « Remettez tout en tas, proprement ! Qu'est-ce que c'est que ce travail ? »
Dans un grenier, il se peut qu'on engrange autre chose encore que du blé ! Quoi ? Des caisses. Et quoi dans les caisses ? Des livres. Rouges à tranches dorées à l'or fin. A l'intérieur : des gravures recouvertes de papier de soie taché de rouille. Les prix reçus par ma mère et ma tante pendant leurs études. Trois grandes caisses de bois. Tout Jules Verne (Le château des Carpathes, mon préféré ! Écrit Carpathes et non Karpathes comme sur la carte à l'école), Robinson Crusoé (quelle terreur les traces de pieds cannibales sur la plage!) beaucoup de Dickens (Les carillons, Le grillon du foyer, Les aventures de Monsieur Pickwick, gros livres lourds à lire sur les genoux, peu maniables pour la lecture mais bien pour s'asseoir dessus), Robin des bois, Ivanhoé, la Bibliothèque Rose, lie de vin et or (toute la Comtesse de Ségur, et La cousine Gudule, déjà si démodée, si étrange, Cosette, Sans famille qui faisaient tant pleurer en lisant et encore le soir dans son lit car ne plus avoir de parents est l'horreur même. Et puis, des auteurs inconnus pour des voyages d'explorateurs : Les aventures de Stanley et Livingston, Les enfants de l'exilé (en Sibérie pleine de loups, de popes, de Tzars cruels ou bienveillants), René Caillé à Tombouctou. Un peu plus tard, des mélodrames à quatre sous : Roger-la-Honte, Le collier brisé et La Dame aux camélias, La Reine Margot, l'Aiglon (j’apprenais par cœur les tirades qui me ravissaient et aussi celles de Chanteclerc). J'oubliais Le Comte de Monte Cristo, Le Vicomte de Bragelone...
On n'entend plus qu'une souris qui croque, une poutre qui se tasse une araignée qui se carapate. On nous appelle dix fois pour dîner sans que nous bougions. Silence ! On LIT, on est parti, on revient dans un mois après les crues du Zambèze. Quand je serai grande, je serai bibliothécaire de grenette.