Plaisir ? Plaisirs ? Longtemps je ne me suis pas couchée de bonne heure car écrire de nuit est un trop grand plaisir. Longtemps j'ai considéré mes journaux personnels comme des déversoirs pour mes griefs, déprimes, échecs, colères, désespoirs, maladies et autres haines ou dégoûts de vivre. Je les brûlais pour ne pas les relire tant les relire m'effrayait, dénonçait ma vie sous un mauvais jour ; un jour qui n'était pas tout à fait de bonne foi.
Un beau matin (il y en a tant !) je me suis prise en mains, imposé une discipline, raconté de meilleures histoires : j'ai décidé de commencer des Albums de plaisirs, puis, bien plus tard, une Chronique de mes fêtes. J'ai écrit plaisirs au pluriel, j'ai voulu un répertoire des plaisirs de ma vie. J'en ai eu assez des journaux noirs. J'ai entrepris de me forcer à être attentive aux plaisirs quotidiens, à être vigilante, à donner droit de cité à la joie de vivre.
Plaisirs des rencontres, des visages, des images, des odeurs, du papier, des tissus, des menus objets, des voyages, des lectures, de tout. Plaisir d'écrire, de peindre, de ne rien faire ! Plaisirs esthétiques pour une sensualité raffinée. J'ai décidé, dans la foulée, de privilégier pour le reste de ma vie l'esthétique et le plus grand raffinement possible, d'être une sorte de lettré chinois ou dame dans sa tour consacrée aux enluminures. Aussi impitoyables que soient les épreuves, aussi aiguës que soient les déceptions, aussi angoissant que soit l'avenir, désormais je tournerai mon attention vers ce qui me reste, le plaisir à prendre dans les plus petites choses de l'existence et je m'y accrocherai.
L'un de mes albums de plaisirs (au pluriel) a pour titre Choses douces pour jours de douleur. Voilà mon programme : me constituer des réserves de plaisirs et de douceurs pour les temps de pénurie et de rigueur, apprendre à vivre de riens, ces riens qui valent plus que tout.
Comme l'amour selon saint François d'Assise qui était bon observateur, le plaisir n'est pas aimé. Aussi émancipée sexuellement que se croit notre fin de siècle, le plaisir y a toujours mauvaise réputation. Et là où le sexe domine, la sensualité, le raffinement, les plaisirs simples sont le plus souvent méprisés, dévalorisés ou ignorés. On veut nous faire croire qu'il n'y a de plaisir que du sexe, associé à l'argent, l'alcool, la drogue, la vitesse, la violence. Voie aussi fausse que la précédente : celle qui consistait à voir la vie en noir.
Ayant aperçu trop de chemins qui ne vont nulle part, je m'en tiendrai désormais au plaisir du chemin dans l'instant, tout en restant très exigeante sur la destination.
Les vrais épicuriens le savent, le plaisir n'est pas nécessairement dans la débauche ou l'abondance. Tout ascète sait les plaisirs du jeûne et de l'abstinence (et les jeunes filles ceux des régimes draconiens), de la chasteté, du renoncement pour des joies plus hautes ou des assouvissements différés. Se gaver n'est pas toujours la meilleure manière de se rassasier. La consommation à outrance est un leurre, une fuite en avant, une panique, une aliénation, une vulgarité. Chacun le sait mais l'apprentissage des plaisirs de la vie est toujours difficile aussi bien au milieu des épreuves qu'au milieu des idéologies qui visent à nous faire consommer toujours davantage de n'importe quoi.
Alors je me fais des albums, des journaux de plaisirs pour baliser mon chemin, des albums enluminés, brodés, colorés et coloriés, pliés, plissés et surpiqués, odorants, feuilletés, gourmands, archivés : des albums-jardins, couleur de fleurs ou même le noir devient arc-en-ciel, comme des cailloux de Petit Poucet bien décidé à ne pas se laisser perdre dans une sombre forêt inculte et gloutonne.
Plus haut, bien plus haut que le plaisir ou tous les plaisirs, se tient la joie, le sentiment de la lumière et cela seul importe pour peu qu'on y ait goûté au moins une fois. La joie sans objet... mais dans ces parages il n'y a plus de mots, plus d'images, rien que la lumière. Là, saint François, le doigt sur les lèvres nous enseigne son « silentio »...
La Faute à Rousseau No 17– février 1998