Lettre reçue de Quimper en 1964
18 août 1964
La chanson préférée de mon grand père matelot me revient :
« Chantons de la sorte
la légende morte
d'Alain Barbe-Torte
de Nominoë
de Ker-Ys-la-Belle
d'Ahès-la Rebelle
de Gradlon fidèle
de Saint Guénolé ».
Un soir. Devant une vieille armoire qui en sait long sur mon compte, alors que j'écoute le piano à qui Marraine demande une romance hésitante. Je suis comme Harpagon revenu contempler son trésor ; les vagues, les galets, le vent ; je suis un chien de chasse, un renard, je me retrempe dans l'ambiance quimpéroise. J'ai pris aujourd'hui mon premier bain à Tréguennec avec un vent plus ensablé que jamais. J'étais une épave après avoir nagé au moins cinq kilomètres. Pour le moment je suis à Quimper en attendant que la baraque des aïeux à Douarnenez soit libérée de la criante marmaille des petites cousines. Ces païennes ont redécouvert presque tous mes secrets de vacances ; la pâtissière qui nous vendait les grosses meringues à vingt centimes pièce ; de grands cartons contenant à la cave, des coiffes douarnenistes, des robes de mariées (ma grand-mère était repasseuse), certains chiffons mités auxquels je tiens.
20 août 1964
Le papier peint de la chambre où je suis est affreux. J'ai allumé un phare-lampe à lueur bleue. C'est froid, doux.
Je joins à ma lettre trois photos de moi prises à Quimper le soir de mon arrivée ; la première dénote une certaine fatigue sinon une ivresse certaine, la seconde évoque la bonne femme écoutant des ragots, hésitant entre le scepticisme et la crédulité, la troisième est le reproche de l'épouse au mari rentré top tard... symphonie du regard...
J'ai le nez qui a singulièrement allongé depuis quelque années. C'est l'insolence de mon caractère qui gravit les étages tandis que, plus bas, le menton en galoche, bien bigouden, s'affirme.
Mon voyage jusqu'ici ? De l'eau, de l'eau, de l'eau giflée sur les vitres du car. On ne voyait rien. Éclatant ensuite Quimper, mon vieux Kemper s'est montré tout astiqué. Place au Beurre, rue Kéréon, sur les quais. Jean m'a promis un manoir de granit pour aller avec mon coffret à bijoux garni de velours bleu. Je range mes talons hauts sur le piano de Marraine. J'ai eu dix sept ans au printemps. Ma pauvre vieille, je suis ridée de partout.
22 août au soir
Toute la tribu est partie dîner en famille après un mot laissé sur la table. La maison est ébranlée de haut en bas par grandes secousses. Tempête. Le vent cingle la planète entière de sa violence transparente. J'ai attendu le car de Douarnenez pendant trois quarts d'heure alors que j'aurais pu rester au chaud chez Gildas. Ce soir je suis seule à attendre comme une vraie femme de marin, avec ma guitare et la pluie. Tout à l'heure j'irai faire un tour sur le port, toute seule, bien au froid.
La tempête redouble. Je suis sous le toit et me demande si la maison ne va pas s'évanouir. Elle a trois cents ans ; c'est la plus ancienne du port, sans ciment s'il vous plaît, des pierres de granit posées les unes sur les autres, ravinées face nord, verdies par l'ombre de la ruelle au sud, dorées de lichens du côté des soleils couchants. C'est comme un sourire cette couleur.
Salut fille du vent, ombre de feuillage, Kében du nord ! Kénavo à toi !
24 août 1964
Mon cousin Jean se marie demain lundi dans la maison de Quimper. Il y aura des centaines de crêpes le soir pour nourrir le clan au plus bas prix. Tous iront faire une bordée en mer les jours suivants.
Mon parrain chantera « Ramona », ma grand-mère « Kousk, Breiz Izel bro Ker mad », elle le fera avec son air pincé, autoritaire (un mariage n'est pas une raison pour perdre sa dignité de matrone!) Elle ne pourra pas s'empêcher de penser au mariage de son grand frère Jean-Marie (1 m 90, yeux clairs, moralité élevée, mains larges. Le pouce de Jean-Marie couvrait une pièce de cinq francs quand il prenait Mélanie sur ses genoux pour lui faire compter la paye qu'il rapportait à sa mère).
Jean-Marie s'est marié ! Deux jours plus tard en septembre 1914, il tombait dans les Ardennes. Son frère Joseph le plus bohème, le plus doux, le plus artiste des gars de Tréboul mourait de la même façon le mois suivant. La voix de Mélanie, ma grand-mère, tremblera. Chacun aura le cœur tordu comme un torchon qu'on essore
28 août 1964
Ma mère m'écrit qu'elle a déjà pris un bain à Treizmalaouen. Les vents, les marées rejettent sur la plage cadavres de chiens (mascottes d'équipages tombées à la mer), planches, bouts de bois, morceaux de goudron, vieilles chaussures, pull overs troués (« des gris et des bleu-marine » comme le dit la chanson de la tricoteuse). On remonte le col du caban on va se faire protéger par le regard de cyclope du phare, rouge, vert, rouge, vert. Il tient chaud.
29 août 1964
A droite, la colline du Frugy, à gauche, sur le quai, l'emplacement des tas de sable où je venais avec mon grand-père Fanch quand nous étions encore vivants tous les deux.
Ce soir à Douarnenez de nouveau : brume, pluie. La corne de brume geint sur le port. Je me balade en ciré humide. Attentive, je suis le museau d'un chien, forcément un épagneul breton ou même la chienne rousse de la lune rousse, sans maître, errante à longs poils feu, celle que les Romains sacrifiaient aux Rogations.
Je serai à Trélazé le 3 septembre. Kénavo.
Extrait des lettres de Cathy G
à Marie-Dominique Pot