Visite d'un jour à Gwenved chez Kenneth White
La terre, la pierre, le bois, le ciel regorgent d'eau. L'eau suinte par tous les interstices ses mousses vertes. Trois petites maisons de granit à portes arrondies, ancienne chaumière de pêcheur avec ses « crèches », en chapelet sur les pentes de la lande, au fond, la baie de Trebeurden dans une brume dorée de janvier ; c'est Gwenved ; gwen : le blanc, le monde blanc.
« Flaques d'automne sur la bruyère
d'une eau brune et amère
ici le soleil froid réfléchit
et frémit quand la pluie
balaie la pente des collines »...
Lui, l'Ecossais né à Glasgow a des taches de rousseur sur les mains exactement comme le granit est tavelé de lichens roux. Il est accueillant, direct, sympathique, énergique. C'est Kenneth ; Kenneth White, « blanc », et Marie Claude sa femme, traductrice, photographe. Elle l'appelle Ken. Dans la maison, sous le toit, des centaines de dossiers, de manuscrits et toujours quatre ou cinq livres simultanément en cours d'écriture. Sur chacun des dossiers, étalé par terre ou sur des rayonnages, un gros galet.
Au-dessus de ces mûrissements géologiques, veille du haut d'une poutre, bren, en breton « bren du », le corbeau noir d'encre, celui qui a la double vue, qui sait, trouvé chez un taxidermiste. Et la présence des peintres, des graveurs, la présence de vies poétiques, de la poésie quotidienne, efficiente, stimulante, ouverte, en acte, en marche. Ils marchent, lui, Marie Claude, les peintres, les adeptes de la « géopoétique » qu'il a fondée, sur les frontières, aux limites après lesquelles le monde n'a plus de nom, les cartes sont vierges ; au-delà des Iles Fortunées, de l'île d'Aval, au-delà toujours de tout, compagnons de Saint Brandan, celui-là justement qui portait le nom du corbeau.
Tout est blanc : le Grand Nord, la page, le nom.
« Où que l'on parvienne à l'illumination, dit un texte indien, ce lieu est comme un diamant ».
Terre de diamants est le titre de l'un de ses livres :
« Dans ce monde
toujours plus âcre, toujours plus dur
toujours plus blanc
tu me demandes des nouvelles ?
La glace éclate en caractères bleus
qui saurait les lire ?
Je me parle grotesquement à moi-même
et le silence répond ».
Bien sûr, il tient des journaux personnels. Il en a de trois sortes : « les journaux de table », les carnets de voyage, les carnets de train.
Les journaux de table s'écrivent chez soi ; ils consignent les incidents, les évènements, les réflexions, des notes pour les livres à écrire, parfois quelques croquis (le portrait du chien), des billets SNCF. Ils sont écrits tous les jours, parfois en une demi-page, parfois en cinq pages ou plus. Ils peuvent rester fermés pendant plusieurs semaines. Ce sont des cahiers épais à couverture rouge et noire, avec des pages crème, achetés à Paris, rue Monsieur-Le-Prince, dans une boutique chinoise.
Les carnets de voyage sont plus extérieurs, ce sont des notes prises en route comme en ont tous les arpenteurs de la Terre, au Japon, ailleurs.
Les carnets de train, de format quinze centimètres sur vingt quatre, à spirale et dessous cartonné avec pages blanches, canalisent l'agressivité devant le médiocre. Il en dit « Dans le train, souvent les gens ont des conversations stupides, les matches de foot, les histoires de bureau etc... Quand ils m'agacent, j'écris dans mes carnets, je les travaille... »
Ce type de carnet prolonge des carnets d'enfance qu'il nommait « carnets de table » ! Il lui semblait alors, écoutant les conversations dans la rue que personne n'écoute personne, que les gens se parlent sans se comprendre. Il mettait en forme et en ordre, dans ses carnets, les conversations entendues, comme elles auraient dû l'être selon lui pour que les interlocuteurs se comprennent pour de bon.
Souvent ces « carnets » n'étaient qu'une accumulation de feuilles rangées dans une boîte à biscuits puis mises à la poubelle quand la boîte était pleine.
« Peut-être l'idée est-elle d'aller aussi loin que possible -jusqu'au bout de soi-même- jusqu'à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité, où le vent souffle anonyme ».
L'idée, le désir seraient de fondre jusqu'à la fulgurance de l'illumination le paysage, le monde extérieur, le temps, toute culture autre et soi-même pour entrevoir dans une apparition brève, une réalité tout autre inconnue, inexplorée, un Gwenved pourtant déjà là depuis l'origine du monde.
Nous bûmes toute la journée des thés rares, de toutes les nuances de bruns et de verts, dans l'alternance du soleil et de la bruine. Nous feuilletâmes des livres d'artistes et des projets d'expositions. Jamais il n'évoqua ses voyages. Pourtant marcheur « esprit nomade », chaman parfois, Kenneth note, force, crée, espère...
Par la suite, longtemps après ma visite, il a publié un livre sur sa maison de Gwenved, La maison des marées.
« Je jouis grandement de ces journées venteuses et pluvieuses de la fin novembre. Parfois le vent fouette la fenêtre toute la nuit pour s'apaiser soudain à sept heures du matin, faisant place à un étrange silence. Ou bien, il continue toute la journée, effilochant les nuages et chassant des paquets de pluie. J'aime marcher le long de la plage déserte ces jours-là, voir les mouettes grises et blanches se disperser comme des lambeaux arrachés à l'écume ».
En Bretagne, novembre s'appelle « le mois noir » (miz du), mois de l'Anaon (mois des âmes défuntes) et des tempêtes de noroît. Alors, Gwenved, pen-ty dans l'écume est plongée dans le noir de Bren du, le corbeau des bardes chantant une complainte (une gwerz) de l'au-delà celtique et du voyage de Saint Brandan dans son auge de granit sur la mer démontée.
Photo de droite:Jacqueline Àlos,photo de gauche, Kenneth White