SEIN, ÎLE A FLEUR D'EAU
Le plaisir de visiter une île débute avec la traversée mais entre le cap Sizun et Penmarc'h, la côte est si belle qu'il faut commencer en-deçà, explorer le rivage, différer le passage.
Il faut, par exemple, attendre sur le sable de la baie des Trépassés, le soleil couchant, juste au moment où apparaît la lune, voir s'allumer un à un les phares de la Chaussée de Sein puis de l'île, inaccessible ce soir-là. Ou bien marcher parmi les prêles, les menthes poivrées, les immortelles des dunes, les barrières de bois des étiers vers l'étang de Saint-Vio avec, de loin en loin une maison bigoudenne cachée par son massif de figuiers bravant le vent ; ou encore, longer l'à-pic de la pointe du Van au bas de la chapelle de Saint-They où l'on comprend vraiment comment Icare a pu un jour vouloir voler, se jetant au-dessus de la mer pour rejoindre les goélands. Puis l'on embarque à Audierne pour une traversée de vingt-trois kilomètres effectuée à bord de la vedette Enez-Sun.
Sans doute est-ce la plus belle traversée avec celle des Sept Îles, celle-ci pour la beauté de la côte et du Raz de Sein, l'autre pour l'accompagnement des oiseaux.
La première partie du voyage longe les collines d'Audierne à la pointe du Raz, ce qui permet d'évaluer l'Enfer de Plogoff, ses tunnels, le port de Vorlenn, celui de Bestrée avec sa jetée en pente raide, le vert profond, quasiment irlandais, des collines.
A la pointe du Raz, on vire à angle droit dans la houle, la mousse, la grande lessive barattée des récifs appelés Le Gorlierk, le Trouziard, Le Gorle Greiz, La Vielle, Ar Brac'hvell, puis plus loin, Le Grand Cornu, Le Dentu, La Sournoise.
Quatre fois par jour les courants de marée s'inversent. La Manche submerge l'océan Atlantique et réciproquement. Des récifs aigus, inconnus, montent à la surface, aussitôt avalés par l'océan parmi les gerbes d'écume.
L'Almanach du marin breton de 1988 nous renseigne : « On peut franchir le Raz de Sein soit dans l'Est, soit dans l'Ouest de Tévennec. On est paré des dangers Sud du Raz quand le feu du Chat, de V devient R. » Manifestement, il s'agit d'un code secret.
Ici, parmi les récifs surgissant et disparaissant, se situe la ville d'Is, bien qu'on la suppose parfois plus au nord, dans la baie de Douarnenez.
Nous longeons le phare d'Ar Men entouré des Basses Froides, celui de la Vieille, toujours dans les gerbes, les déferlantes éclatées, dans une blancheur qu'on voudrait boire, qui lave jusqu'à l'os et l'âme. Même le soleil est gagné par le blanc, à travers des monts de nuages d'orage. On baigne dans le blanc fumant, longeant les écueils du Pont des Chats et l'îlot de Kéroulou.
Puis elle apparaît, à huit kilomètres de la côte, Sein enfin, formée d'un plateau alluvionnaire de sable, de galets, sèche, aride, arasée.
C'est une île qui effraie car on voit bien, avant même d'y aborder, qu'il suffirait de presque rien, d'une pichenette de vent, d'une vague un peu plus haute pour qu'elle sombre entièrement. Tout autour, à fleur d'eau, flotte ce qui, d'elle a dû autrefois émerger.
Pas plus d'un mètre cinquante au-dessus du niveau de l'eau prise partout dans les bancs d'algues. M'y promenant parfois je me dis : « Si j'appuie un peu trop les pieds sur la terre, l'île entière ne va-t-elle pas s'enfoncer d'un seul coup ? » et me revient, regardant l'église, point culminant de l'île, le conte d'Andersen intitulé Une histoire dans les dunes : « La tour ne bouge pas plus qu'un roc mais un jour viendra de l'ouest, quelqu'un portant un manteau bleu, qui pourra bien la renverser. En effet, au bout de cent ans, la mer envahit les terres et la tour tomba ».
L'île fut submergée en 1756, en 1830, en 1896, en 1919, en 1924. En 1830, les femmes, les enfants, les vieillards se réfugient sur les toits des maisons et dans l'église où figure une devise en breton : « Debout par la grâce de Dieu et par la sueur de tous ».
En 1924, les Ponts et Chaussées concluent à la nécessité de l'évacuation complète et définitive. Les Sénans sont restés. Aucun raz de marée ne les arrache. Sur deux îlots de cinquante-six hectares, à ras de mer, réunis par une langue de sable de trente-quatre mètres, c'est-à-dire de la largeur du chemin pour passer entre les deux, vivent huit cent trente-quatre habitants.
On dit qu'il y a longtemps, les druides étaient embarqués à la baie des Trépassés pour être ensevelis ici. Il reste un tumulus avec chambres funéraires, quelques menhirs non loin de la chapelle Saint-Corentin, deux autres, « Les Causeurs », près de l'église Saint-Guénolé.
Derrière l'église, le cimetière le plus austère de France ; des cailloux, des cailloux, des cailloux. On se demande devant tout ce roc affleurant, tant d'aridité, où est la terre pour enfouir les morts.
Si Ouessant est l'île des naufrages, Sein est, dit-on, celle des naufrageurs. Comme les Bigoudens, les Sénans sont venus d'ailleurs, d'un ailleurs non identifié, pourvu par l'imaginaire, d'une malédiction.
Les Bigoudens souffrent de coxalgie, les Sénans, de leur réputation de naufrageurs, le droit de bris leur ayant permis, pendant des siècles, de s'approprier les épaves, comme sur toutes les côtes françaises du Ponant mais dans une zone plus favorable que d'autres aux naufrages.
La baie des Trépassés regarde Sein en rêvant de traverser et Sein tournant le dos à la haute mer, regarde le Raz comme si la séparation n'avait jamais vraiment été acceptée.
Le débarquement a lieu au phare de Men Brial au milieu des casiers de homards, des chalutiers verts et rouges. Les rafales freinent les mouettes qui semblent avoir bu comme certains matelots du continent tanguent dans les vignes après avoir tangué sur mer.
Deux fois dans ma vie je n'ai vu d'un seul coup que des agapanthes : la première fois était au musée Marmottan, celles des tableaux de Monet, la seconde, celles des jardins sénans.
Des agapanthes et des lessives bleues dans les cours : torchons, draps, serviettes, chaussettes, pantalons, tous suspendus en gammes de bleus, du marine au turquoise et vert-de-gris, des mêmes bleus que les volets sur les maisons blanches et gris cendre.
Ici, pas un arbre car il n'y a pas d'humus, rien que du varech brûlé pour engrais, des chardons, des fougères, des carottes sauvages. L'eau de source n'existe pas. Pendant les grandes marées, les vagues, les embruns ravagent, brûlent les minuscules jardins d'est en ouest.
En arrière du village qui fait front, quelques femmes âgées, dans de toutes petites parcelles entourées de murets de galets, les jambes écartées à quarante-cinq degrés comme des marins sur le pont, binent les pommes de terre. Leur coiffe, adoptée lors d'une épidémie de choléra au début du siècle, est synonyme de deuil, couleur des cormorans, corbeaux de mer.
Contrairement à Ouessant qui rompra ses amarres et partira, le destin de Sein est de s'enfoncer, de sombrer, car Is, on le voit bien depuis toujours, c'est elle, ou son reflet, son double immergé.