PROPOS D'ERMITE
À Nantes, j'ai installé mon ermitage. Je vis au cinquième étage, je ne vois que le ciel et, si je me penche, des toits d'ardoises, en bas, à perte de vue.
Les tempêtes violentes, giflent mes fenêtres. Je suis en plein chaos, dans la cabine d'un chalutier. Je crains souvent d'être emportée avec le toit et tout l'étage par une rafale plus rageuse que les autres.
Quand des navires entrent dans le port, j'imagine entendre la corne de brume que les pêcheurs appellent « la vache », en face de mon cher manoir de Tromelin, là-haut, dans le nord du Finistère.
Je n'aime Nantes que par défaut : elle me permet d'être à mi-chemin entre mon Anjou de naissance, de plaisance, mon Finistère de cœur et mes autres provinces d'aventures.
C. revient de l'île de Ré, me parle des petits déjeuners sur le port, du jour qui se lève dans l'odeur du pain et de la marée mêlés, de La promenade au phare de Virginia Woolf, de tout ce que nous savons, elle et moi, des îles. Elle me recommande d'aimer, à Chartres, le vitrail de Charlemagne. Serge propose que je vois la chapelle derrière l'abside, le palais épiscopal, l'église Saint-Pierre et que j'apprécie le nom des rues. Oui, je réaliserai vos programmes miens par vous, à Chartres, à Bruges, à Toulouse, à Metz, à Morlaix, à Dijon, à Tolède...
Nantes m'est une île, un nœud d'où partent mes pérégrinations. Par la pensée ou par le corps, je n'y suis jamais longtemps. Au début, j'ai cru que je l'aimais pour ses arbres, ses rivières, ses sévérités architecturales, son port, sa vie étudiante. Elle m'a déçue. Je m'y suis encoquillée dans ma cellule pour rêver de mille ailleurs, pour les préparer avant de les rejoindre.
Angers, Rennes, m'appellent sans cesse. L'une pour ses touffeurs de printemps orageux, sa sensualité, ses corneilles, son silence de couvents calfeutrés, ses ruelles pavées, son estainier d'art, son hôpital Saint Jean, tout ce qui d'elle m'est entré par les moindres pores avec l'enfance. L'autre, pour ses airs de Saint Malo en partance, ses toits royaux, son altière Abbaye Saint Georges, sa mairie et son théâtre en forme de bijoux, son jardin du Thabor, ses gris soyeux, ses ciels vivants, les souvenirs de vacances de Noël illuminées, à la Banque de France, chez mes cousines. Mes bonnes villes, je vous aime définitivement.
Ne pouvant choisir entre l'angevine et la bretonne, je préfère rester à mi-chemin dans la neutralité morne de Nantes qui ne m'est, au fond, qu'une gare, un port pour partir et un ermitage.
Dans mon appartement envahi de livres, en plein ciel, qui parfois semble faire eau de toutes parts, je pense à la chambre mansardée de Louis Guilloux à Saint Brieuc : une marée de livres dans la tourmente. Sans doute est-ce mon idée du bonheur.
D'ici, j'envoie de dix à quinze lettres par jour tous les jours, même le dimanche, en France, à l'étranger ; par l'écriture je me relie au reste du monde. Je suis un navire à l'ancre, la chaîne tinte contre le quai, la coque craque, la cabine sent les épices, le varech, le calfatage.
Certes, il y a bien pour me retenir à Nantes, les marais salants de Guérande et Abélard (moi qui, comme Héloïse lui eût écrit chaque jour depuis ma cellule d'abbesse !) à Saint Philbert de Grandlieu où, hélas, il faut maintenant payer assez cher le droit de caresser les pierres.
Mais au cœur de la ville, quoi ?
Il m'a toujours semblé que cette cité n'avait pas un cœur mais deux, écartelés de chaque côté du cours des Cinquante Otages et, pour moi, plutôt froids. Deux cœurs séparés par une artère nue, déshabillée de ses superbes platanes : je ne reste pas !
Il me faut un seul centre pour décrire une étoile et marcher.
Si j'aimais Nantes ce serait la rue de la Fosse avec son libraire et son chocolatier ; la rue Notre Dame ; la Psalette, la rue de la Juiverie au Moyen Age avec ses diamantaires, ses pelletiers, ses alchimistes, ses enlumineurs, les Templiers du Pré-Nian et les clochers de Sainte Catherine. Ce serait les lettres écrites de Saint Domingue au XVIIIè siècle par les négriers à leurs familles nantaises :
« Ma fille et moi embrassons vos deux enfants, ils doivent être des hommes à présent. Si vous avez l'occasion d'un baril de citron je vous serais obligé de me l'envoyer par eau. Cela me sert à faire une petite cador. C'est une confiture dans ce pays, ici très estimée. Nous payons le sucre 38 sols et caffe 3 sols, il n'y a pas moyen de faire de la confiture. »
Ce serait la Reine Anne quêtant pour partir en pèlerinage à Saint Jean du Doigt et priant les habitants de Couëron de tenir leur langue sur la vente d'un terrain à cet effet.
Ce serait le bac à Indret, les Chantiers de l'Atlantique avant leur destruction. Trentemoult toujours prêt à prendre le large ; une ville respectueuse, curieuse de son histoire, généreuse, désintéressée, aimant l'art plus que l'argent, le savoir plus que l'avoir.
Ce serait une Florence, une Bruges, une ville entière de livres, de tableaux, de savants, de poètes ; une ville comme hanséatique, de vent et de nobles rêves ; une haute ville pour de très hauts désirs de liberté et de perfectionnement, prête à lever l'ancre et à mépriser l'argent s'il ne sert l'art et le bonheur des plus pauvres.
Ce serait, oui, une haute ville de l'esprit.